Naissance du Festival "OFF"
Loin d’être cette foire d’empoigne livrée à la loi du marché, tel qu’il est devenu, le Festival « Off » souhaité par Jean Vilar, représentait lors de sa création en 1969, l’avant garde artistique et politique du théâtre de notre temps.
Deux astres rayonnaient alors sur lui. Benedetto, l’astre noir et Gelas, l’astre bariolé. Au point que l’on ne pourra plus jamais parler de l’un sans parler de l’autre, écrira leur contemporain Philippe Caubère : « Chez Benedetto triomphaient l’acteur – c’était notre Marlon Brando dont il avait, sans déconner, la violence et la beauté -, le texte dans sa pureté poétique et politique et la rigueur du plateau nu. Chez Gelas régnaient plutôt les ombres, les mots échevelés, les couleurs, les fumées, la musique. C’était le magicien, le sorcier d’Avignon. Peut-être ce double aspect était prémonitoire de ce que tout le théâtre de ces années-là allait devenir et jusqu’à aujourd’hui demeurer. Que la programmation du Théâtre des Carmes, ainsi que celle du Chêne Noir et des autres troupes locales historiques du Festival, ne soient pas aujourd’hui automatiquement inclues dans ce qu’on appelle le « in », avec tous les avantages que cela comporte, reste pour moi l’un des plus gros scandales de son histoire ».
L’astre noir va se singulariser dès sa première pièce « Statues », jouée en marge du Festival 66, en se livrant à une interrogation ironique sur le théâtre. Il deviendra alors avec Jean Vilar dont les idées progressistes ont fertilisé l’esprit du Festival, un modèle pour beaucoup dont Gérard Gelas séduit par son art de rendre plus clairs les problèmes les plus complexes et les restituer sur scène en actes poético-politiques majeurs.
L’astre bariolé s’en inspirera donc pour se lancer à son tour en 1967 dans l’aventure. Plein d’enthousiasme, il rédigera un communiqué de presse pour annoncer que le Chêne Noir présentera pendant le Festival son premier spectacle dans un bar restaurant, La Poule au pot, à deux pas de la place des Carmes, au centre d’Avignon. André Benedetto sera parmi ses premiers spectateurs. Il venait en voisin. La mini troupe de gamins jouera tous les soirs ce spectacle poétique et musical pour de maigres recettes, mais le cœur y était.
André Benedetto et Gérard Gelas étaient alors les seuls à se produire en marge du programme officiel du Festival d’Avignon.
On peut donc dire qu’ils ont inventé le « Off » sans le savoir !
Un journaliste avignonnais avait à cette occasion titré son article : « Le Festival à l’heure avignonnaise ». Avec son style particulier, à la limite de l’insolence, il écrivait que l’œuvre de Vilar, jusque là confinée dans le cadre austère de la Cour d’Honneur du Palais des Papes, « allait faire tâche d’huile, ici même, chez les indigènes, à Avignon, face à la morgue de certains théâtreux de la capitale qui croyaient qu’en province, on ne savait pas créer, ni calculer, ni même, sans doute, manger avec un couteau et une fourchette ». Selon lui, la création ne resterait plus seulement l’apanage de quelques troupes célébrissimes, le théâtre pouvait également exister hors Festival et vivre toute l’année dans cette ville fertilisée par les pionniers du TNP.
Philippe Caubère ne dira pas autrement en s’insurgeant lui aussi contre cet esprit parisien de la féodalité, celui-là même qu’ont combattu toute leur vie et de toutes leurs forces Jean Vilar et les militants de la décentralisation théâtrale.
Les animateurs du Festival « Off », qui prendra son envol après le grand chambardement de mai 68, seraient bien avisés de s’en inspirer pour résister à l’air du temps troublé par le vent mauvais du marché et de la spéculation.
André Baudin
************************
Le jour où le Festival a failli sombrer
Juillet 68. La France rebelle vient à peine de démonter ses barricades que celle du fric, galvanisée par le suffrage universel, s’apprête déjà à prendre sa revanche. Les images de peur et de « chienlit » l’ont mise dans tous ses états. Elle n’a de cesse de les effacer de sa mémoire, de les exorciser, surtout celles, assez surréalistes, de l’Odéon, dernier avatar de la révolte étudiante.
Les troupes du 22 mars de Daniel Cohn-Bendit, qui avaient tenu à Paris le haut du pavé, ont maintenant déserté le quartier Latin. Elles occupent, en ce mois de juillet, la plage de l’Horloge vers laquelle vont être braqués tous les projecteurs.
Ces « gauchistes » ne sont pas descendus seuls jouer les croque-mitaines dans la Cité des Papes. Plusieurs compagnies de CRS les accompagnent pour leur donner la réplique sur la grand’ scène médiatique.
Ne sont-ils pas devenus inséparables depuis leur happening germanopratin ?
Bref, le cocktail Odéon est de nouveau prêt à s’enflammer.
Il ne manque que l’étincelle.
Elle va venir d’un obscur préfet du Gard qui désignera de Nîmes un jeune auteur local à la vindicte contestataire en interdisant, par arrêté préfectoral, sa toute première pièce, La paillasse aux seins nus, susceptible selon lui de porter atteinte à la personne du chef de l’État et de troubler gravement l’ordre public à Villeneuve-lès-Avignon, sur l’autre rive du Rhône, où la pièce devait être jouée.
Rien que ça !
La décision de ce fonctionnaire aux ordres qui ne connaît ni Gérard Gelas, ni sa troupe du Chêne Noir, encore anonyme, et encore moins cette mystérieuse paillasse dépoitraillée, jetée en pâture à l’opinion publique, va semer le trouble dans les esprits, puis le désordre.
A l’insu de son plein gré, l’adolescent avignonnais avec sa création « aux odeurs de souffre » que personne n’a encore vue et ne verra jamais, a en effet le profil idéal pour servir d’appât à un coup tordu contre le Festival jugé trop progressiste dans son esprit, sa forme et sa programmation par une bourgeoisie morte de trouille et avide d’en découdre après le mois de mai qu’elle vient de vivre ?
Le coup bas est bien joué car tout l’édifice va vaciller.
Arrêté comme un terroriste et placé en garde à vue alors qu’il n’a pas encore atteint l’âge de la majorité, le jeune Gelas va apprendre ce jour-là le sens du mot « pouvoir » quand celui-ci enfreint les règles élémentaires de la démocratie pour obéir à celles de la raison d’État.
En ville, le cataclysme se met immédiatement en route. Les « gauchistes », remontés comme des pendules, s’insurgent place de l’Horloge contre cette grave atteinte à la liberté de création. Bizarre, vous avez dit dit bizarre, Jean-Jacques Lebel, l’anarchiste douteux, a déjà des affiches toutes prêtes qu’il fait aussitôt placarder sur les murs de la cité.
Elles donnent le coup d’envoi à la contestation du Festival.
Jean Vilar est aussitôt dans la ligne de mire des manifestants.
Traité simultanément de « gribouille révolutionnaire » et de « Salazar de la culture » par une coalition de forces aussi troubles qu’hétéroclites, le pape artisan du théâtre populaire en éprouvera, en son for intérieur, une amertume glacée. Non pas vis-à-vis de l’obscur préfet du Gard, mais de son supérieur, le ministre en exercice, son ancien compagnon de route, André Malraux, rallié au camp conservateur au nom de sa fidélité au général de Gaulle.
Face à l’adversité, l’homme blessé va se battre avec courage et non sans un certain panache, comme naguère face au réactionnaires, pour défendre son Festival. Il essaye de faire attendre raison aux « contestataires », mais ces derniers qui pensent que la révolution avortée au quartier Latin pourrait redémarrer à Avignon à l’heure du Festival, veulent le contraire. Ils demandent que l’on mette un terme à ce « super marché de la culture bourgeoise ».
Son créateur est traîné dans la boue, il est assimilé au dictateur fasciste qui règne alors sur le Portugal. « Vilar-Salazar », hurlent-ils à son approche. Leurs arguments sont outranciers, stupides, absurdes, mais moins ils raisonnent, plus ils résonnent. La presse parisienne s’en délecte. Elle en fait ses choux gras. Et tant mieux si ça effraye le bourgeois qui commence à s’impatienter devant la multiplication des manifestations. Le centre-ville devient en effet le théâtre d’un affrontement quasi permanent. La police étant curieusement défaillante, Vilar fait appel à la CGT pour assurer le service d’ordre, afin que les troupes puissent, tant bien que mal, continuer à jouer leurs spectacles. La situation est extrêmement confuse. Avignon ressemble à une marmite bouillante. Un gigantesque psychodrame tourne en boucle. Son but : exorciser mai 68. A droite comme à gauche. Comme toujours, la droite se charge du rôle où il s’agit d’avoir du sang sur les mains : attaques contre les comédiens californiens du Living Théâtre, coups de poings, coups de pieds et coupe aux ciseaux pour ceux qui portent les cheveux longs.
Un soir, un journaliste du Provençal est agressé par un énergumène qui dira plus tard devant le tribunal correctionnel : « Voyez-vous, Monsieur le Président, j’ai vu rouge lorsqu’il m’a traité de fasciste ».
Le jeune Gelas doit aussi se protéger des « gros bras » composant les Comités de défense de la République, ces fameux CDR chers à Pasqua, qui font alors irruption sur la scène politique. On raconte qu’un type le cherche partout avec un fusil dans la voiture. Considérant qu’il est à l’origine de tout ce « foutoir », il veut lui faire la peau pour assainir la ville !
Le maire socialiste, Henri Duffaut, veut, lui aussi, débarrasser sa ville de toute « cette racaille ». Et son adjoint « chargé de la culture », Raoul Colombe, qui finira sa carrière politique dans le costume d’un élu du Front National, ne fait pas lui non plus dans la demi-mesure en lançant aux Avignonnais un appel à la violence : « Soyez prêts, le cas échéant, à balayer les perturbateurs !».
Le tout nouveau parlementaire UDR, Jean-Pierre Roux, un « ex-poulain » d’Henri Duffaut, qui s’installera plus tard dans son fauteuil de maire, après lui avoir piqué son siège de député, ira également de son couplet, en rendant le premier magistrat responsable avec Jean Vilar du choix du Living Théâtre, qu’il considère comme le principal fauteur de troubles. Le doigt levé, du haut de sa tribune, il les juge, ni plus ni moins, complices des « terroristes marxo-freudiens ».
Bonjour l’ambiance.
Mais fort heureusement, soutenu par ses proches et une bonne partie de l’opinion publique acquise à ses idées de progrès, Jean Vilar résistera fermement jusqu’au bout.
Et le Festival vivra !
André Baudin